Le fait que Bachar al-Assad ait pu porter durant 17 ans la plus haute distinction de la République soulève de sérieuses questions sur le fonctionnement de nos institutions.

Restitution de la Grand-Croix de la Légion d’honneur par les autorités syriennes, le 19 avril à Damas

Emmanuel Macron a mis un terme à un scandale long de près de dix-sept ans: Bachar al-Assad, qui avait hérité de son père Hafez le pouvoir absolu sur la Syrie, était de 2001 à 2018, distingué du grade suprême dans l’ordre de la Légion d’honneur. Il n’est pas inutile de revenir sur un enchaînement de responsabilités aussi funeste, à l’heure où le débat public sur la Syrie frappe parfois en France par son manque de maturité et, avouons-le, de profondeur historique.

AU COMMENCEMENT FUT L’ARBITRAIRE

Jacques Chirac décida seul de décorer Bachar al-Assad de la Grand-Croix de la Légion d’honneur, à l’occasion de la visite d’Etat qu’il l’avait invité à effectuer à Paris, en juin 2001. Alors même que la France vivait depuis quatre années une cohabitation entre le Président gaulliste et son Premier ministre socialiste, Lionel Jospin, Matignon ne fut pas consulté, ni même informé par l’Elysée. Il est d’ailleurs probable que très peu de personnes étaient dans la confidence à la présidence de la République. D’où le caractère troublant d’une remise de décorations entre deux portes, sans aucune publicité ni cérémonie.

Chirac usa de son privilège souverain de Grand-Maître de l’ordre de la Légion d’honneur en distinguant ainsi le dictateur syrien. Ce geste, ainsi que de nombreux autres, s’inscrivait dans une stratégie d’engagement actif aux côtés du jeune président, que l’Elysée souhaitait encourager dans la volonté qu’il lui prêtait de « réformer » son pays, et ce malgré la répression déjà en cours de l’éphémère « printemps de Damas ». Mais le président français désirait surtout conforter les bonnes dispositions d’Assad envers Rafic Hariri, Premier ministre du Liban de 1992 à 1998, revenu à la tête du gouvernement en 2000. Chirac, très lié à Hariri depuis de longues années, renversait ainsi la position traditionnelle de la France: il misait désormais sur l’excellence des relations avec le régime Assad pour stabiliser le Liban, là où Paris avait jusqu’alors défendu pied à pied la souveraineté du Liban contre les multiples ingérences de Damas.

ENSUITE VINT LE TEMPS DU SECRET, PUIS DU DOUTE

L’éviction de Rafic Hariri, en octobre 2004, puis son assassinat en plein Beyrouth, en février 2005, provoquèrent la fureur de Chirac, qui attribua publiquement à Assad la responsabilité de ce meurtre. Le président français passa une bonne partie de ses deux dernières années à l’Elysée à mener une campagne acharnée contre le dictateur syrien, désormais accusé de tous les vices. Chirac n’osa néanmoins pas lui retirer la Légion d’honneur, sans doute pour ne pas à avoir à admettre combien il s’était mépris sur Assad, exposant ainsi gravement le crédit de la France. Ce secret d’Etat ne fut même pas éventé lorsque Nicolas Sarkozy, investi à l’Elysée en 2007, rompit avec la politique syrienne de son prédécesseur et convia Bachar al-Assad à assister à ses côtés au défilé du 14 juillet 2008. Le dictateur syrien empocha ce nouveau retournement français et ne jugea pas utile d’en rajouter en arborant sa Grand-Croix lors de ses festivités.

Sarkozy se brouilla avec Assad avant le terme de son mandat, sans que la question de la Légion d’honneur soit jamais soulevée. Elle ne le fut pas plus lors de la présidence de François Hollande, marquée, de 2012 à 2017, par une ligne constante d’opposition à Assad, engagé alors dans une guerre à outrance contre son propre peuple. Il fallut attendre une enquête fouillée du « Monde », en juin 2017, pour que le scandale de la Légion d’honneur à Assad soit enfin révélé. On aurait pu imaginer que le président Macron, en tant que nouveau Grand-Maître de l’Ordre, sanctionne d’emblée un tel égarement. L’interrogation se fit plus insistante lorsque le chef de l’Etat prit, en octobre dernier, l’initiative de retirer sa décoration à Harvey Weinstein, accusé de violences sexuelles. Le régime Assad était pourtant coupable, entre autres crimes de masse, de viols systématiques à l’encontre de la population civile.

A ménager ainsi le dictateur syrien tout en le qualifiant de « criminel », le président français courait le risque de tomber dans le « piège Assad » qui avait tant coûté à ses prédécesseurs. La contradiction devenait encore plus difficile à soutenir après les frappes coordonnées avec les Etats-Unis et la Grande-Bretagne, le 14 avril, contre le programme chimique syrien. Deux jours plus tard, l’Elysée annonçait le lancement de la procédure de retrait de la Légion d’honneur à Assad, lequel préférait restituer de lui-même la Grand-Croix avant qu’on ne la lui retire. Le despote syrien démontrait ainsi toute l’importance qu’il accordait à un tel symbole, dont de soi-disant « réalistes » affirmaient pourtant qu’il était vidé de sens.

Le scandale de la Légion d’honneur à Assad rappelle en creux l’importance des positions de principe, trop souvent caricaturées en « moralistes »,  dans les relations internationales. Cela vaut aussi bien au Moyen-Orient qu’avec les dictatures, que l’on ne gagne jamais à « honorer » au mépris de leurs peuples. Sauf à y laisser, en pure perte, un peu de l’honneur de la France. Une leçon à méditer à l’heure où, selon les termes mêmes du président Macron, « l’histoire que nous vivons en Europe redevient tragique ».